Aïn-EL-Turck La Plage

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Le Canal (2ème partie)

CHRONIQUES D'AÏN-EL-TURCK


Le Canal de notre enfance (2ème partie)


De très rares fois, ce canal débordait le chemin le longeant "rive gauche", celui par lequel nous allions et venions à l'école, s'inondait. Ce n'était pas terrible, dix centimètres tout au plus, mais spectaculaire. "S", de retour de l'école, tomba dans le "fleuve" en crue. Comme le courant l'emportait, un adulte le récupéra. Je ne connais pas d'autre exemple de plongeon. Les Aïn-El-Turckois se montraient plutôt prudents, y compris dans leurs rapports avec la mer. En réalité, ce garçon avait la fibre "casse-cou", le terme "tarambana" s'utilisait plus couramment. Peut-être, entamait-il une carrière de cascadeur pour le cinéma, qui sait ? D'ailleurs, un de ses exploits le rendit célèbre. À l'époque, il habitait une maison en rez-de-chaussée, tout près de la Boulangerie "Castano". Ce jour là, malgré les cris horrifiés des passantes, un parapluie à bout de bras, précurseur de "Mary Poppins", il se sentit soudain une âme de parachutiste. Du haut de sa terrasse, il sauta dans le vide. Fort heureusement pour lui, il ne se cassa qu'une jambe!

Tout en haut, le canal et la route de Bou-Sfer traversaient la vaste place Vassas. La famille Amal' tenait une épicerie, dans la dernière maison à droite, juste après celle de la famille Estrella. En face, de l'autre côté de la rue, à gauche, ma Grand-mère maternelle habitait une ancienne boulangerie, sans doute la toute première bâtie à la création du village. La famille Ramirez en partageait la cour. Le père, boulanger à Oran, comptait parmi ses enfants, Dominique, entraîneur fort connu dans les milieux de la boxe. Son poulain ramena des U.S.A. en France la couronne de champion du monde. Leur appartement mitoyen donnait sur la place. Le "patio", lui, ouvrait sur le chemin longeant la "rive gauche" du canal. Un regard en ciment, au droit de la passerelle rejoignant la maison de M. Gilbert, dispensait l'eau d'irrigation provenant de la propriété des Tournegros. L'eau potable consommée au village, à travers un réseau souterrain de distribution, provenait d'une source captée après le stade, domaine municipal géré par M. Conejero,

Une rigole longeant le canal acheminait l'eau d'irrigation vers des jardins, des plantations de légumes et primeurs, mais aussi de luzerne, nourriture des animaux. De ce côté, les terres appartenaient aux familles Bailly, Botella, Combet, Longhi, etc ... Notre village, à l'image des jardins d'oasis ou du pays Valencien, possédait son propre système d'irrigation des terrains par gravitation, répartition et inondation, surtout nocturne. Chez nous les gens étant plutôt sages et respectueux, il n'existait pas, comme à Valencia, de tribunal des eaux (1).

Ma Grand-mère m'y capturait parfois de tout-petits poissons. Heureux, je les ramenais à la maison dans un vieux bocal à confiture. Nourris de pain, ils terminaient rapidement leur vie. Plus tard, à mon tour, sans trop de succès, je m'essayais à cette pêche. La navigation de simples bouts de bois ou barcasses de papier plié, me réussit mieux. Nous organisions des courses, suivant nos bateaux en trottinant, tout au long de l'arroyo.

Quand arrivait la saison, comme tous les copains, avec un roseau et de vieux ressorts de sommier détournés, je me fabriquais une "voiture". En imitant, le bruit du moteur, "l'auto- roseau" me permettait de longs déplacements, sans fatigue ... et, sans rires ! D'autres fois, j'utilisais mon "vélo", un cerceau fait d'une vieille jante de bicyclette, délestée de ses rayons, guidé par un fil de fer au bout savamment retourné.

Le long de ce "chemin de l'eau", passant le dernier pont, la route non-goudronnée menait au "quartier des laitiers". À gauche de la place Vassas, dans une cour, vivait la famille Cassas. Le père élevait des chèvres et vendait leur lait. À droite, en haut de la petite montée d'avant le Douar, les Vasquez possédaient des vaches. J'allais chaque après-midi y chercher ma précieuse bouteille de lait encore chaud. Il était tiré à la main dans l'étable, et devant les clients, directement du pis des vaches dans le seau. Si ce n'était pas de la "transparence", vraiment, cela y ressemblait beaucoup !

Tenace, un autre souvenir d'enfance me poursuit encore aujourd'hui. Dans la ferme-habitation des Tournegros, située tout près de cette place, il était un jardin, tout au fond d'une cour bordée de hangars. D'ailleurs l'un d'eux abritait, pour ses répétitions nocturnes, l'orchestre musette du village. Enfant, j'adorais y assister. Passé ces bâtiments, un vieux portail ouvrait sur un jardin. À droite de l'allée poussait un plant d'absinthe. En raison- de ma taille, il me paraissait aussi grand qu'un arbre. Cette plante possédait des vertus naturelles, anesthésiques des démangeaisons, par doux passages de ses branches bienfaisantes sur la peau. Du coup, chaque épidémie de rougeole voyait défiler chez les Tournegros, comme au dispensaire, son lot de quémandeurs d'absinthe bienfaisante.

Le jeudi avec mes sœurs et ma mère, nous passions la journée chez ma Grand-mère. J'aimais bien cette époque, elle suivait la fin de la guerre et le retour de mes oncles de cette bien triste aventure. Un midi, nous venions juste de nous mettre à table lorsque Francis, un petit cousin, arriva. Gilbert, son frère rougeoleux nécessitait le miraculeux remède anti-gratouille. Familier des lieux, on me désigna pour le guider. La famille Tournegros étant également à table, personne ne nous accompagna. Nous partîmes, libres et seuls, en quête de remède !

La branche fut vite coupée, seulement voilà, au fond de ce grand jardin, attirant comme un miroir à alouettes et vaste comme une piscine, se tenait le bassin, surmonté de son puit-noria. Il nous attira, enfin, surtout moi ! Sans adulte pour nous dissuader, la tentation triompha. Sans perdre une minute, nous nous y précipitâmes. Grimpé sur le muret du bassin, lissé et pentu, je cherchais des grenouilles, ma passion. Ne découvrant que vase, j'y trouvai par contre, ce que je ne cherchais pas, une soudaine glissade me précipita à l'eau. En chutant, j'eus le réflexe de me retourner et d'étendre mes bras. Cela me permit de saisir le dos du muret avec les mains, évitant l'immersion totale. Je nageais couramment sous l'eau, mais sans tuba, c'était une autre histoire !

Pour l'instant, je me trouvais dans le bain jusqu'à la ceinture, le torse à demi appuyé sur le bord du bassin où mes mains s'accrochaient désespérément. De toute urgence, il fallait quitter ces lieux un peu trop humides. A chacune de mes tentatives, mes pieds glissaient sur la paroi verdâtre. Il était certain, qu'au train où se déroulait l'épreuve, l'aide d'un tiers deviendrait indispensable. La chance aussi ! Il fallait y croire et avoir en plus un peu de force dans les "biscotos". A cet âge, la crainte des adultes et de leurs réactions étant très forte, nous ne lançâmes pas de S.O.S. pressant. L'affaire était sérieuse, mais se résoudrait "en famille". J'allais puiser au fond de moi, cette énergie du désespoir quintuplant les forces et permettant le salut. La chance me sourit, la force suivit. Francis, bien plus jeune, paralysé d'effroi, assistait impuissant à mes laborieux essais et moi, plongé dans mon bouillon glacé, je n'en menais pas large !

Enfin hors de l'eau, j'enlevais rapidement la vase collée au manteau. Parce que confectionné dans ce tissu issu des couvertures kaki, récupérées de l'Armée américaine, et teint en marron--rougeâtre, la partie sèche se différenciait à peine de la mouillée. Donc, motus et retour sans délais ! Nous étions évidemment en pleine saison d'hiver. J'avais par habitude d'assumer déjà mes erreurs, aussi je m'installai à table le plus innocemment du monde. Comme je poursuivais le repas interrompu, sans piper mot, mon soudain mutisme attira la curiosité de ma mère. Devant l'absence de réponse à ses questions, elle baissa soudain les yeux au sol. Ce qu'elle vit la catastropha. Ma chaise baignait dans une imposante flaque d'eau grossissant à vue d'œil.

La suite fut moins tragique que prévue. Le pire aurait été si terrible, qu'on oublia de m'en faire le reproche. On négligea jusqu'à la fessée. Normalement elle aurait dû suivre. En échange, dans la cheminée, on activa le feu. On me déshabilla, pour m'habiller en oncle Joseph. Comme il était mon ainé de dix ans, évidemment, je flottais dans ses vêtements. "Mort de honte" ce jour là, j'entrais dans son lit. Une sieste de plusieurs heures, réparatrice d'émotions, suivit. Le temps bien sûr que les flammes activées et suractivées sèchent mes affaires, m'évitant un retour, par le chemin longeant le canal, habillé en "Tonton Joseph" !

À mi-chemin entre la maison de ma grand-mère et les écoles, la cour de la maison Livérato abritait de nombreuses familles. Mon oncle Jacques dit Jaumet y vivait. Ce genre d'habitation, patio unique desservant des logements, était généralisé chez nous. Il permettait les jeux des enfants sous le regard des adultes. Georges Olivarès l'habitait. De sa fenêtre, il pouvait surveiller le canal, en cas de cru. Un local, de l'autre côté de la porte d'entrée du patio, servit un temps de classe annexe à l'école de garçons, avant de devenir atelier de menuiserie.

Au carrefour des rues des écoles et du canal, face à la maternelle et aux logements de fonction, se trouvait un terrain en jachère, Un massif de grenadiers occupait un angle. Ses fleurs-corolles nous fournissaient également des fausses pipes à la "Popeye". Une année, le propriétaire décida de sa mise en culture. Malheureusement pour lui, il fit un très mauvais choix ! En plantant des arachides à portée de vue, et surtout de main, des écoliers, il aiguisa leur convoitise. Le temps passa, les plants, enfin de belle taille, attirèrent un premier curieux, sûrement un botaniste en herbe. Qu'elle ne fut sa surprise de découvrir, mêlées à ses racines, une multitude de cacahuètes ! Ce secret si bien gardé, révélé au grand jour, assura le signal de départ d'un terrifiant saccage. Chaque journée de classe, pratiquement, chaque élève y passant, s'acharnait dans la joie et la bêtise à sacrifier à sa curiosité.

Les cacahuètes sont agréables à déguster, finement grillées et agréablement salées, à toute heure, surtout à celle de l'anisette. Mais ici, la bouche affectée pour des heures par le goût fade de cette pâte, à la forte saveur d'huile d'arachide vierge, ils abandonnaient les plants sur la route ou dans le canal. Ainsi, jour après jour, motte par motte, en s'éloignant, rangée après rangée, de la rue, une calvitie galopante décima la plantation. En peau de chagrin, elle s'amenuisa tant que le propriétaire ne renouvela plus jamais son expérience ou alors, en d'autres lieux tenus secrets. L'inverse aurait paru suicidaire !

Dans le prolongement de la rue des écoles se trouvait l'autre chemin du retour, celui des écoliers insouciants. En franchissant le canal par le petit pont près duquel nous sautions, nous longions le bassin et la noria désaffectés, galopant sur cette route de terre. En limite des champs, de ci de là, poussaient d'épaisses haies de roseaux utilisés en coupe-vent ou pour la fabrication des "bardissas" (2). Nous en prélevions pour nos cannes à pêche, nos flûtes en roseau, la "Canica" (3) accompagnant la bouteille de vin des oursins et la confection de nos "bilochas", les cerfs-volants du temps de Pâques. Nous y taillions aussi les bûchettes utilisées en classe pour le calcul, et bien d'autres menus objets ou jouets.

Des oliviers, très nombreux, bordaient le chemin vicinal le croisant. Certains y taillaient des branches bien droites pour la confection des matraques, à durcir au feu. Nous, nous prélevions nos manches de "stacks" (4). Les vieilles chambres à air du "Lampo Parodi", découpées en lanières, nous fournissaient la gomme. Au bord d'un champ, un énorme acacia, couvert chaque saison de mimosas à gros grains, hérissait ses longues épines. On les utilisait jusque dans les bars, pour tirer hors de leur coquille les escargots en sauce ou en "frita". Ainsi, à travers champs, dans un environnement des plus écologique, traînant nos cartables, crottant nos chaussures, nous revenions à nos maisons.

En s'éloignant du canal par ces chemins de liberté, octobre et les labours fournissaient l'occasion de belles batailles de "boules de neige". Cette neige marron et dure ressemblait à s'y méprendre à des mottes de terre fraîchement retournées. Mais, notre imagination, nous transportait en France, dans ces contrées recouvertes d'un blanc manteau de neige fraîche. Ces paysages de rêve nous arrivaient par la poste, sous forme de cartes postales, en fin d'année, pour les fêtes. Aujourd'hui, la froidure et les réalités ont stoppé nos rêves, ne laissant qu'amertume et douleur, comme en ces temps, le rude choc des mottes sur.nos visages !

Après l'orage, dans ces champs, les "fourmis d'ailes" tentaient timidement leur apparition. Munis d'une bouteille garnie de papier nourrisseur, nous agrandissions à la serpette l'orifice de sortie de la fourmilière. Les aludes affolées couraient en tous sens. En les capturant, nous les confinions dans le flacon, ne leur laissant qu'un tout petit trou leur permettent de respirer. Fixées entre le thorax et l'abdomen par la toute petite pince de nos pièges à moineaux ou à grives, elles servaient d'appât vivant. Leurs mouvements et les reflets argentés de leurs ailes, activés par les rayons du soleil, attiraient de loin les oiseaux. Au moindre picotage, le piège se refermait, ouvrant grand notre appétit et notre joie.

Souvent, juste avant d'emprunter cette voie champêtre, au croisement avant le pont, nous jetions à tout hasard un regard vers la gauche, en direction de la mer, et surtout de la forge de M. Parodi, dit "Jironi". Régulièrement, de la fumée s'en échappait. Mais si par bonheur, et d'aussi loin, elle empestait la corne brûlée, alors nous courions à grandes enjambées satisfaire notre curiosité. À aucun prix, il ne fallait manquer le spectacle du cheval que l'homme chaussait d'acier. Pour donner sa vraie dimension à la scène, tout comme sur les photos d'Hamilton, un halo de fumée âcre ajoutait son indispensable flou artistique.

À l'extérieur du bâtiment, protégés par leur tablier de cuir, les deux compagnons ajustaient les fers rougis aux sabots d'un cheval. Devant l'enclume fixée sur un vieux tronc, un marteau en main, le manche culotté par le travail et les années, "Jironi" remodelait les "U" métalliques percés de trous. À petits coups précis, il ouvrait ou refermait leur curieuse courbe. "Mohan", pour l'ultime retouche, les replaçait dans le foyer. Dans cette forge sombre, les flammes dansaient, éclairant son visage et ses muscles tendus. Il suait de tous ses pores tout en tirant sur la chaîne actionnant l'énorme soufflet. Les braises ainsi attisées, à leur tour, communiquaient leur chaleur à l'acier.

"Mohan" saisissait alors, une à une, les pattes de l'animal. Il les pliait à hauteur du genou ou dtJ jarret, les bloquant contre son tablier. Muni d'une étroite et longue lame obliquement affûtée, "Jironi", notre Maréchal-ferrant, retaillait d'un geste sûr, le plat du sabot. La forme enfin prête, à petits coups de marteau, il fixait définitivement, à même la corne, les fers refroidis avec de longs clous effilés. Cette opération nous impressionnait. Nous avions mal pour l'animal et nous serrions les dents ou fermions les yeux. Le cheval ne bronchait pas. Reconnaissant sans doute, le bienfait de ce curieux travail, calmement, il se laissait faire. Enfin, extrême attention, survenait la touche finale, la dernière passe de râpe au bord des sabots. C'était un peu comme la douce lime sur des ongles féminins délicatement coupés, juste avant l'application du vernis ! Le cheval enfin prêt pouvait affronter sa nouvelle saison de labours, sans aucune crainte.

Mais le maréchal-ferrant de notre petit village avait d'autres cordes à son arc. En forgeron habile, il fabriquait à la demande, portes, portails, grilles, outils, utilisant mille astuces permettant d'adapter son travail aux situations les plus inattendues. Fidèle à son métier et à ses traditions, profondément attaché à son art, il ignorait volontairement la "soudure autogène", comme on disait alors, avec ses bouteilles d'oxygène, d'acétylène et ses baguettes magiques. Il utilisait le rivetage ou "l'olive" (5), techniques d'antan.

Nous adorions nous tenir là et observer les deux compagnons affairés dans la forge. Chauffé à blanc et tenu au bout d'une pince, ils posaient sur l'enclume une pioche, un burin ou une simple barre de fer. Un gros marteau en main, en cadence, comme pour un ballet mille fois répété, chacun frappait à tour de bras. L'acier surchauffé, battu, rebattu prenait forme. Pour notre joie, chaque heurt soulevait un feu d'artifices d'étoiles incandescentes se perdant sur le sol. L'acier retournait sur les braises rougies et s'empourprait à nouveau sous l'action du soufflet. "Jironi" l'épurait alors à la grosse râpe, comme un vulgaire morceau de bois, puis le trempait et le retrempait inlassablement dans un bain d'huile noire ou d'eau.

Vapeurs et fumées mêlées, en volutes grisâtres,, tournoyaient dans ce-bâtiment avant de s'y perdre. Au fil du temps, elles avaient patiné murs et plafond, lui conférant cette teinte brunâtre, véritable label d'authenticité. L'outil, lui, affermi, refroidi et trempé, pouvait affronter n'importe quel travail de force. Et nous, les yeux encore émerveillés, le cœur éclatant de bonheur, nous retournions heureux vers nos maisons.

Ce si beau métier aujourd'hui, malheureusement, a pratiquement disparu. Quant au recours au cheval, à des fins agricoles, plus personne n'en parle et bien peu s'en souviennent. Le passé est définitivement remisé au musée, avec les dinosaures, les mammouths et la lampe à huile de grand-papa. Comme tous nos anciens, "Là-Haut", "Jironi" s'en est allé aussi, emportant ses souvenirs et tout son savoir-faire. En "Valencien", cette langue qui rapprochait les gens, il cause sans doute avec l'Être Suprême, de la culture de nos belles tomates d'Aïn-El-Turck, des oursins du Cap Falcon, des étés sur nos plages de sable fin, de son café-bar tout près de la Mairie ou bien des labeurs de sa vie de "Compagnon du Tour du Monde Méditerranéen!" Trop souvent, d'aussi haut, le cœur empli de tristesse, ils doivent assister impuissants à ces feux s'allumant sur la planète ronde. Malheureusement, ils n'ont plus rien de commun avec les forges d'antan ! Les forges de la vie, les forges du bonheur, les forges du travail de l'homme pour l'animal, de l'homme et l'animal, à jamais, sont bannies. Tous les feux de la haine de nos mondes en folie, partout les ont chassés, leur ravissant la place !

Finalement, ce carrefour possédait bien des attraits. Par exemple, durant la dernière guerre, devant cette même forge, sur l'esplanade à découvert, "Clémenté", l'homme aux onze doigts, autre personnalité marquante du village, amenait ses dernières acquisitions, de vieilles voitures du marché de l'occasion. Les passants assistaient alors à un tout autre "spectacle". Se saisissant d'une masse, il tapait sur le moteur encore en marche, jusqu'à son arrêt complet. Après démontage, il triait soigneusement les différents éléments métalliques. En revendant le cuivre, le fer, l'aluminium, etc ... , il se procurait ainsi un certain bénéfice.

Face à la forge, tout près du pont, en fin d'après-midi, assis sur un cageot ou sur un des murets du regard recevant l'eau d'irrigation, se tenait "Gustino". J'aimais beaucoup ce géant au grand cœur. Une force exceptionnelle et tranquille l'habitait qu'il savait si bien transformer en gentillesse ! Quel bel exemple, face aux éternels imbéciles qui pensent que seule la violence peut triompher de tout ! À chacun de mes passages, après la bise respectueuse de salut, nous devisions comme deux bons copains. Ses exploits, connus de tous, le suivaient comme une légende. À eux seuls, ils mériteraient tout un chapitre.

En ce lieu, un jour, je découvris un requin-marteau semblant dormir dans le canal à sec. Il n'était pas remonté tout seul depuis la mer. Il n'attendait pas non plus, l'arrivée de l'eau de notre intermittente rivière pour tenter de retourner dans son élément. Non ! Après l'avoir capturé dans ses filets, un pêcheur s'en • était débarrassé. Situation cocasse que celle d'un requin, surtout marteau, attendant la suite de son destin, face à une forge où précisément, l'indispensable outil utilisé était justement le marteau ! Remarquez, qu'on aurait pu trouver de la même façon un poisson-scie au bas de la menuiserie Ros !

Sur la rive droite du canal, à l'entrée de la rue menant à la ferme "Cloton", on avait édifié une fontaine doublée d'un bassin. Troupeaux assoiffés et chevaux venaient s'abreuver, cependant que leur propriétaire remplissait d'eau la "bordalaise" (6). En remontant légèrement cette rue, à gauche se trouvait un grand patio appartenant vraisemblablement à Clémenté. De nombreuses familles l'habitaient, comme notre marchand de poissons Carmona, Louisa qui faisait si bien la manche en dessinant des marins à l'arrivée des cars de la S.O.T.A.C., et qui, de temps à autre, pour un rapide coup d'œil en échange de quelques sous, relevait furtivement sa robe. Gracia Joachin, le guérisseur qui portait bien son nom. Il remettait si bien en place les "nerfs sautés", soignait aussi les entorses ou les "tours de rein". Les familles Pastor, Segura, Lopez, des familles espagnoles attachées à fabriquer des dessus de chaussures ou à coudre, à longueur de journées. Et pardon aussi, pour tous les noms qui m'échappent, je sais qu'ils sont nombreux !

Dans cette cour, vivait une locataire un peu spéciale. Sa religion l'avait, sans doute, amenée à connaître de grosses misères durant la guerre. Elle perdit ainsi quelques-uns. de ses repères et surtout, un peu de déférence. Un mercier ambulant, fournisseur en fils, aiguilles, élastiques, parfums, brillantines, etc ... présentant le tout, sur un plateau de bois suspendu à son cou, passait régulièrement au village. On l'appelait le "Kabyle", peut-être était-il tout simplement "Mozabite" ! Un jour de passage, cette dame choisit sur le plateau du "mercelot", ainsi le désignait ma voisine qui venait du Jura, un flacon de "Sent-bon". Jusque là rien d'anormal, et pourtant tout bascula, car soudain, soulevant sans façon sa robe, elle aspergea ses parties intimes et dénudées. Cette vision diurne d'anatomie féminine troubla si profondément le marchand, que de la journée, il ne put s'en défaire. Il accumula bêtise sur bêtise, dans ses comptes et ses commandes.

En passant de l'autre côté de la route d'Oran, sans s'éloigner du canal, de part et d'autre, se tenaient les épiceries "Sola" et "d'Angèle". Cette dernière élevait des poules dans sa cour. Chaque matin, elle les lâchait dans le canal où elles picoraient jusqu'à la nuit venue. Le bruit courut qu'une de ses voisines, cleptomane notoire, jetait des grains de blé depuis l'intérieur de son couloir jusque dans le canal. Ce "cheminement grainier" lui laissait espérer la capture facile des volailles convoitées, sitôt passé la porte de la maison. Je ne sais si le stratagème fonctionna, je n'ai pas vérifié. C'est vrai qu'à l'époque, le cerf-volant m'intéressait beaucoup plus que ces contes de basse-cour !

Par contre, tel un rêve lointain, un souvenir de ma très tendre enfance demeure encore en ma mémoire. Avec mes joues bien rondes, un jour où ma mère faisait ses courses chez "Sola", j'avais du subir les affres d'un terrible "mal de ojo" (7) de la part d'une cliente, au pouvoir maléfique. Je revois une maison, vers la place du monument aux morts, et une grand-mère toute de noir vêtue. J'étais sur ses genoux, elle, priait en conversant avec des dames présentes. Face à ce groupe, je trempais et retrempais successivement un index dans un bol d'huile d'olive, et de là, dans une assiette emplie d'eau. Lentement, l'huile, s'étalait en surface avant de disparaître, éloignant de moi définitivement l'affligeant "mauvais sort" !

Ainsi, la prière, les incantations, plus quelques autres •remèdes magiques utilisés participaient de ces mille façons de soigner et guérir l'érysipèle, la jaunisse, l'insolation, les amygdales, les brûlures, les "empachos", les "echizos (8) ; etc., etc ... La possibilité d'éloigner son (ou sa) rival(e), comme celle de conquérir, par les mêmes artifices, l'amour de sa vie sans l'aide de Cupidon, existaient aussi. Certains y croyaient dur comme fer, à la manière de ce fer que "Jironi" savait si bien battre et durcir ! Dans ce domaine, il ne faut pas perdre de vue que l'Algérie était aussi un petit coin d'Afrique, avec ses superstitions, ses sortilèges et ses chamans ! "Dans ce ballet de croyances, jauni soit qui mal y danse !", comme le dit si bien mon marchand de merguez !

À notre décharge, notre village, et jusqu'à l'arrivée du Dr Ceaux, en avril ou mai 1947, fut dépourvu de médecin. Jusque là, le Dr Molinier de Mers-el-Kébir, avec sa traction noire, entreprenait, une fois la semaine, sa tournée des malades. Elle passait aussi par Bou-Sfer et El-Ançor. Entre deux visites, il fallait survivre avec des cataplasmes; des enveloppements d'oignons frits et combattre la grippe, la toux, l'angine, etc., avec-du sucre au pétrole, des compresses chaudes de graisse de poule, conservée dans du sucre cristallisé et appliquées sur la gorge, et les ventouses dorsales, même scarifiées. Les gens recouraient aux prières accompagnées de bougies, déposées à l'Église, en offrande aux Saintes Perpétue et Félicité. L'ultime recours restait toujours l'invocation à N.D. de Santa-Cruz. Les gens lui témoignaient une foi aveugle et, ils avaient raison ! N'avait-elle, au siècle dernier, délivré les Oranais d'une épidémie de choléra ?

Puis filant vers la mer, au pont suivant, faisant angle se trouvait l'épicerie Sylva, tenue par l'épouse et la fille de notre Secrétaire Général de Mairie. Pas très loin, le soir après le travail résonnait le son des accordéons. C'était sympathique, entraînant. On ouvrait les fenêtres, on écoutait, on fredonnait. Le bonheur était si simple ! Il passait juste par quelques notes inscrites sur une portée. MM Galibert et Navas, recevez nos remerciements pour vos concerts du soir. De ce côté-ci, les voisins, à coup de pétitions, se seraient battus pour vous faire taire !

Tout près de là, sous la lune, deux clochards insensibles à la musique se disputèrent, le cœur d'une brune. Pour gagner la dulcinée, un coup de couteau bien appuyé éradiqua le gêneur. On découvrit son cadavre dans le champ, vers celui où nous jouions au football. L'affaire se termina à la prison de la cour de la Mairie, là même où l'on remisait le corbillard !

Une dernière anecdote se rapporte au défilé par lequel le canal se précipitait dans la mer. Ce jour là, alors que nous y pénétrions depuis la plage en suivant le cheminement entre les deux parois rapprochées, aux abords du cirque, quelqu'un cria aux fantômes. "Une main extra-terrestre" s'agitant derrière un rocher, lui était apparue. Une cavalcade effrénée nous ramena haletants et tremblants sur la plage. Il s'ensuivit, comme toujours dans ces cas là, une suite d'affirmations, puis de messages écrits me parvenant de curieuse façon. Le défilé du canal était hanté. Complètement traumatisé, parcouru de frissons à chaque évocation, même mes rêves furent visités par ces fantômes inexistants. Je ne cache pas le fait qu'ils perturbèrent mon imagination, mes journées et mes nuits ! Je ne dénoncerais pas ici les petits camarades qui abusèrent de ma crédulité, mais j'en parlerais avec eux, un jour, histoire d'en rire !

Voilà terminée cette promenade à travers des souvenirs gravitant autour du canal, patrimoine de notre beau village. Après le premier écrit, il me semblait avoir à peu près tout raconté. Je ne soupçonnais pas l'importance de cet ouvrage semi-naturel dans la vie du village et la mienne. C'est vrai aussi, j'avais négligé les tiroirs de nos mémoires. En s'ouvrant et se vidant à la demande, chaque souvenir, peut en cacher un autre, un peu comme ces trains à la SNCF. Puis chaque souvenir, à son tour, peut en entraîner un autre qui, à son tour, etc ... ect ... J'espère cependant que mes histoires trop personnelles ne vous ont pas lassés. Je reste persuadé que chacun d'entre vous en a vécu de différentes ou même de ressemblantes, "l'histoire n'est qu'un éternel recommencement". Alors vous pourriez parler des vôtres ou apporter des précisions si l'envie vous en prend de les faire partager, bien sûr ! A vis aux amateurs, saisissez vos plumes, utilisez vos lignes téléphoniques, la chasse aux souvenirs reste ouverte pour tous !


1 - "El tribunal de les Aïgues" existe depuis plus de 500 ans. Il se réunit une fois l'an, sur le parvis de la Cathédrale de Valencia et règle, sans appel, tous les litiges survenant dans la distribution des eaux d'irrigation.

2 - Du Valencien "bardissa" : buisson, mais chez nous barrière écran ou pare-vent, faite de deux sortes de roseaux : les gros comme raidisseurs  et armatures, et les "américains", beaucoup plus fins, en remplissage.
3 - Roseau coupé en "sifflet", placé dans le goulot de la bouteille, il permet de boire le vin sans toucher au flacon.
4 - Tiré de l'onomatopée imitant son bruit, c'est le nom local donné aux lance-pierres à élastiques, utilisés pour chasser les oiseaux.
5 - Par un apport de métal incandescent, suivi d'un long martèlement savant, une barre cassée et rougie redevenait plus solide en ne gardant, pour seule cicatrice, qu'un renflement ovalisé: "l'olive !"
6 - Sans doute, francisation de "bordalesa" ou "bordelaise" : Charrette munie d'une citerne cylindrique de 500 à 1000 litres et utilisée pour le transport de l'eau et l'arrosage.
7 - Mauvais œil : mauvais sort jeté du regard, sous le coup d'une jalousie, par exemple. Pour nous prémunir, on nous accrochait un ruban rouge sur un sous-vêtement. Une fois, envoûté, il fallait avoir recours à la prière d'une initiée pour mettre fin au sortilège.
8 -  Chez nous, nous disions "empacho" pour embarras gastrique et  "enchizo" pour sortilège ou maléfice.

René Aniorté

Mis à jour le 01/12/2022
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